Dans un monde bouleversé par les guerres et coups de théâtre politiques, les investisseurs sont à la recherche de repères leur permettant de rendre des décisions pertinentes sur le long terme. Au-delà des événements français, décryptage du marché à travers quatre points clés à prendre en considération au moment de déterminer de son allocation d’actifs.
Par Emmanuel Schafroth – Les Echos – Publié le 24/06/2024
En France, nous n’avons pas attendu l’été pour entrer en phase de crise. « Sell in may and go away », l’adage aura été, cette année, prophétique. Le séisme provoqué par la dissolution de l’Assemblée nationale a pris le CAC 40 par surprise et les investisseurs ont opéré des dégagements massifs.
Au-delà de l’affolement qui a gagné notre marché national, les affaires continuent, notamment aux Etats-Unis, boussole de l’univers financier. Les professionnels de la gestion d’actifs nous livrent leurs dernières analyses et recommandations et répondent aux quatre questions clefs pour l’épargnant.
1. Comment allouer son portefeuille entre actions et obligations ?
Fini les taux négatifs ! Le retour de l’inflation depuis 2022 a en effet eu raison de cette politique peu orthodoxe de la Banque centrale européenne. Elle vient certes de baisser son taux de dépôts de 4 % à 3,75 %, mais cela reste un niveau élevé par rapport à ce qu’il était il y a deux ans : -0,5 % ! Même les obligations d’entreprises « investment grade », considérées comme sûres par les agences de notation, peuvent procurer des rendements supérieurs à 5 %.
On peut s’intéresser à des titres plus spécifiques : les obligations subordonnées émises par les banques. Si les actions du secteur ont dégringolé en Bourse après l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale, la solvabilité des banques européennes, soumises à une réglementation particulièrement contraignante, ne fait pas de doute. Cette solidité financière, à défaut de solidité boursière, fait l’intérêt de ces fameuses obligations subordonnées. Le rendement moyen du portefeuille d’Axiom Obligataire, fonds spécialisé dans ce type de titres, est actuellement de l’ordre de 7,6 %. Attrayant !
La part des obligations dans un portefeuille dépend de l’investisseur, mais l’exemple du fonds flexible Tikehau International Cross Assets, qui peut faire varier sa répartition entre actions et obligations en toute liberté, est intéressant. « Alors que la part obligataire était restée fixée à 0 % entre 2016 et 2022, elle est aujourd’hui de 65 % », indique Raphaël Thuin, directeur des stratégies de marchés de capitaux chez Tikehau Capital.
Pour un portefeuille équilibré, Alexandre Hezez, stratégiste du groupe Richelieu, préconise de son côté un portefeuille intégrant 40 % d’actions et 50 % d’obligations. « La désinflation va se poursuivre, ce qui est positif pour les obligations, et conserver 10 % de cash permettra de se repositionner en cas de repli des actions, ce qui pourrait arriver à l’occasion des élections législatives françaises », indique-t-il. Sa préférence va aux obligations « investment grade » aux Etats-Unis, tandis qu’en Europe les combiner avec du « high yield » semble judicieux, du fait de l’accélération économique attendue et de la bonne santé des entreprises.
2. Europe ou Etats-Unis : quel marché actions privilégier ?
Côté actions, les Etats-Unis restent incontournables. Par exemple, le fonds Optigest Monde (Optigestion), qui sélectionne des titres sur les marchés mondiaux, y compris émergents, consacre actuellement 63 % de ses actifs aux actions américaines. Cela ne correspond même pas à une préférence marquée, car leur poids est similaire dans le MSCI ACWI, l’indice de référence du fonds. Pour autant, il ne faut pas oublier l’Europe. Depuis la crise financière de 2008, les actions européennes ont nettement sous-performé les triomphantes actions américaines. De ce fait, leur décote dépasse 30 % par rapport aux actions américaines, selon les chiffres du Guide des marchés de JP Morgan AM arrêtés au 11 juin 2024. Un niveau historiquement élevé, qui pourrait revenir à un niveau plus normatif.
« Malgré l’incertitude politique, l’Europe conserve des atouts et semble entrer dans un cycle de rebond de la croissance, notamment porté par de bons chiffres en Europe du sud, alors que les Etats-Unis ralentissent, note Raphaël Thuin. Or, c’est souvent le sens du vent plus que le niveau absolu de croissance qui intéresse les marchés ». Faible valorisation relative, sentiment négatif des investisseurs et positionnement très modeste des investisseurs : autant d’éléments qui incitent à surpondérer l’Europe.
Si les élections européennes ont abouti à des résultats sans grandes surprises et auguraient a priori une continuité, la décision de dissolution de l’Assemblée nationale en France sème cependant quelques doutes. « Nous étions très positifs sur l’Europe, mais nous sommes revenus à une position plus neutre », indique Alexandre Hezez.
3. Quel peut être l'impact des futures élections américaines ?
Au deuxième semestre 2024, les élections américaines prévues le 5 novembre feront couler beaucoup d’encre. Mais il reste difficile d’en évaluer l’impact sur les marchés. L’incertitude sur le futur locataire de la Maison-Blanche conduit Paul Diggle, économiste en chef de la société de gestion Abrdn, à envisager non pas deux, mais quatre scénarios. Selon lui, une victoire de Donald Trump pourrait en effet aboutir à trois situations : soit une politique axée sur la guerre commerciale, avec une forte hausse des tarifs douaniers ayant pour conséquences une inflation plus élevée et un ralentissement de la croissance, soit une politique mêlant mesures commerciales, réductions d’impôt et augmentation des dépenses, avec une forte volatilité des marchés à la clé, soit encore l’hypothèse d’un Trump plus soucieux de ne pas choquer les marchés financiers.
Paul Diggle accorde des probabilités respectives de 30 %, 15 % et 10 % à ces trois hypothèses, chiffrant à 45 % la probabilité d’un second mandat de Joe Biden, annonciateur de continuité. Toutefois, parier sur une victoire de Trump est très délicat, la réaction immédiate du marché comme les conséquences de moyen terme étant difficiles à prévoir.
Mais une chose semble claire : « Le déficit américain est proche des 6 % et aucun des deux partis ne semble prêt à inverser la tendance, estime Raphaël Thuin. Cela incite à être vigilant sur les taux : si la partie courte semble à un niveau d’équilibre, nous pensons que les taux longs restent trop bas. » Le principal enseignement est donc de privilégier les actifs de qualité, en évitant notamment les actions de sociétés trop endettées. Il y a aussi des enjeux sectoriels.
Si le secteur de la santé semble moins clivant qu’il ne le fut lors d’élections précédentes, d’autres pourraient réagir différemment en fonction du vainqueur. « Le projet de Trump de déductions fiscales pour les petites entreprises pourrait particulièrement profiter aux actions de petite capitalisation, tandis qu’une augmentation des dépenses dans la défense et l’énergie boosterait les secteurs concernés », écrivent les analystes d’Amundi Investment Institute. Le segment des énergies vertes serait au contraire pénalisé. Mais en cas de victoire de Biden, il pourrait surperformer, comme la construction et les infrastructures, au détriment de la technologie et des énergies traditionnelles. Le feuilleton sera encore long avant le dénouement. Fin août, la conférence annuelle organisée par la Réserve fédérale américaine à Jackson Hole sera à surveiller.
4. Quelles perspectives pour les Sept Magnifiques ?
Le concept des Sept Magnifiques, souvent abrégé en M7, désigne sept entreprises phares de la technologie américaine qui, en 2023, ont connu à l’unisson d’excellentes performances boursières. Depuis, le peloton a éclaté. Porté par un bénéfice net de 14,9 milliards de dollars au premier trimestre de l’exercice 2024-2025 (+628 %), le spécialiste des équipements haute performance pour centres de données Nvidia continue de monter comme une fusée : +162 % depuis début 2024, après +239 % en 2023 ! Alphabet, Amazon, Meta et Microsoft affichent des hausses à deux chiffres, mais Apple est quasi stable et Tesla en recul de 30 %.
Toutefois, l’évolution divergente des sociétés composant l’ensemble des M7 ne sonne pas celle de l’intelligence artificielle, la thématique d’investissement qui les a portées.
La société de gestion M&G Investments a d’ailleurs lancé fin 2023 le fonds M&G (Lux) Global Artificial Intelligence visant à profiter de cet essor. « Notre univers d’investissement se divise en trois catégories, explique Jeffrey Lin, responsable de la thématique actions technologiques chez M&G. D’abord, les facilitateurs de l’IA, qui fournissent les technologies fondamentales, parmi lesquels Nvidia ou Broadcom, ensuite les sociétés qui se fondent sur ces technologies pour proposer des produits ou services, comme Adobe ou ServiceNow, et enfin les entreprises qui utilisent l’IA pour améliorer leur modèle économique. » Ici, l’univers est bien plus large sectoriellement parlant : finance, santé, automobile, etc.
Nvidia reste incontournable, mais sa valorisation de 70 fois les bénéfices ne laisse guère de place à l’erreur. « La probabilité que la capitalisation de Nvidia dépasse celle de Microsoft n’est pas nulle, mais l’entreprise reste positionnée sur un marché assez étroit où elle sera un jour concurrencée », ajoute Alexandre Hezez. Il faut donc chercher des alternatives pour jouer l’IA. Alphabet (Google) ou Microsoft, très bien positionnés, sont des solutions.
« ASML, avec son quasi-monopole sur la technologie la plus avancée en matière de semi-conducteurs, ou Arista Networks, fournisseur d’équipements pour centres de données, sont aussi des moyens de s’exposer à l’IA sans payer aussi cher que Nvidia », explique Raphaël Thuin. Sans parler d’acteurs comme HP et surtout Dell, qui commencent à évoquer un renouveau des ventes de PC grâce à l’IA et en profitent en Bourse.